Kane Watashi, 23 ans.
Évolution de l'état mental du patient du 6 mars 2010 au 6 mars 2013.

À devoir choisir parmi la liste universelle d'adjectifs pour définir le caractère de Watashi en cette première consultation, je dirais qu'il est enfermé, violent et agressif. Un véritable explosif, dont on ne peut prévoir lorsqu'il va exploser. C'est le même cas pour Watashi. Impossible de deviner quand il va sortir de sa torpeur et nous postillonner à la figure sous la colère qu'il garde à l'intérieur de lui. Il s'énerve pour toutes sortes de choses toutes aussi futiles les unes que les autres, et cet énervement continuel cache une haine sans nom dont il ne souhaite plus en avoir de nouveau connaissance. Son esprit semble aussi transparent que de l'eau, cependant j'ai peur que cela ne soit qu'une illusion.

Les premiers changements sont enfin visibles, bien qu'ils soient maigres. Son comportement fougueux et impulsif ne se manifeste plus autant qu’avant. Il n’utilise plus les poings envers moi lorsque je dis quelque chose qui lui déplait. Cet air colérique et grognon qu’il affiche, en revanche, est toujours aussi présent. Mais je ne me plains pas. Il a fait des progrès plutôt importants en quelques mois, je pense que nous sommes sur la bonne piste.

Cela fait maintenant un an que je suis Watashi. Sa progression est remarquable. Il semble s’épanouir de plus en plus au monde autour de lui. Son renfermement semble enfin prendre fin pour mon plus grand soulagement. Cependant, j’ai toujours ce sentiment que ce n’est pas la fin. La colère et la rancune qu’il garde précieusement, enfouie au plus profond de son être n’est toujours pas remonté à la surface, et plus il la garde, plus elle sera dangereuse et destructrice pour sa personne et pour celles qui tiennent à lui. Bien qu’il ne semble plus montrer de signe de violence, la haine l’anime, ses yeux en sont encore la seule preuve. À croire que nous n’avons travaillé que la façade extérieure. Mais cet épanouissement au monde extérieur et le fait qu’il adresse finalement la parole à n’importe quelle personne qui le sollicite est un avantage pour sa vie future.

À cause des frais principalement, et parce qu’elle a observée une amélioration du comportement de son fils, Madame Kane ne souhaite plus qu’une séance par an. Un an est donc déjà passé depuis la dernière fois que j'ai vu Watashi. Il ne semble pas avoir changé, si ce n'est qu'il est encore plus souriant et chaleureux qu'avant. Mais cet aspect de lui, comme s'il s'était totalement retourné en bon samaritain, me donne des frissons dans le dos. Comme s'il préparait quelque chose de lourd en cachette, comme s'il attendait le bon moment pour frapper haut et fort. Comme s'il se faisait passer pour l'ange avant d'enfin pouvoir redevenir le démon qu'il est au fond de lui.

Il semble toujours aussi souriant qu'il l'était devenu quelques années auparavant, mais son rire sonne plus faux et ses yeux ne reflètent aucune joie. La colère qu'il ressent semble avoir repris le pas, et je ne doute pas le moins du monde qu'il ne compte pas la laisser au fond de lui cette fois. Mais ce qu'il compte en faire, c'est une question qui n'est toujours pas résolu. S'il peut sembler une personne sociable et joyeux en extérieure, la méfiance est de mise. On ne sait jamais à quoi s'attendre avec Watashi. Je suis persuadé que lui-même ne sait pas ce qu'il se passe dans son esprit, qu'il est aussi perdu qu'à notre première rencontre.

Kane Watashi, 23 ans.
Dernière visite le 19 décembre 2014.
Résumé du parcours du patient depuis son entrée dans le cabinet psychiatrique.

La colère et la haine sont deux traits de force dont je ne traite pas habituellement. La plupart de mes patients ne sont que des « cas simples ». Tous renfermés sur eux-même, que ce soit à cause de leur extrême timidité ou de leur manque de confiance en soi, ou bien à cause de leur différente perception du monde qui les entoure. Mais ce jeune homme est arrivé, et ce fut un véritable défi que de s’occuper de lui. Je ne saurais dire s’il était venu de lui-même ou si on l’avait forcé, la première fois qu’il a mit les pieds dans mon cabinet. Je me souviens encore de son expression, les sourcils froncés, la mâchoire contractée et le regard colérique. Je crois bien qu’avec un peu moins de volonté et d’ambitieux, j’aurai rapidement abandonné son dossier. Mais je voulais découvrir un autre niveau, m’aventurer au delà de mes limites, prendre connaissance d’un tout autre problème psychologique. Ce jeune m’a vraiment intéressé, si bien que je n’ai pas abandonné, jamais je ne l’ai laissé tomber, et bien qu’il n’a pas parlé avant de très longs mois, l’image qui en résulte me rend fier de la tâche que j’ai accompli.

« Parler à la première personne, je trouve ça horrible. C'est impossible à faire. »
« Et bien, tu peux faire comme si tu racontais l’histoire de ton ami. Raconte moi son histoire, raconte moi ce que tu veux sur lui. »
« Hm. Mon ami est né à Manhattan, où il a vécu jusqu’à ses 13 ans. Il n’a jamais connu son père, étant beaucoup trop jeune lorsque celui-ci est mort. Enfin, on suppose qu’il est mort. On en sait pas grand chose à vrai dire. Vous savez, c’était un soldat américain, un général, il avait plein de médailles qui décoraient son uniforme. Mon ami m’a montré une photo de lui. Son père envoyait une carte ou appeler une à deux fois par an. Mais lorsque mon ami avait 3 ans, ils n’ont plus jamais rien reçu de sa part. Ils n’ont plus aucunes nouvelles de la « compagnie » de son père. Mais il m’a dit qu’il… soupçonnait sa mère d’avoir caché sa mort à son fils, peut-être pour lui éviter un traumatisme. Mais il ne le connaissait pas, il ne l’avait jamais vu, alors ce n’était pas comme s’il était très attaché à lui. Sa mère l’a toujours élevé seule, mais il était dès le plus jeune âge autonome. Vous savez dans une ville comme ça, à toujours traîné dans les jupes de sa mère on finit par trébucher et ne jamais se relever. Mieux vaut marcher par soi-même dès qu’on peut. Il était beaucoup plus souvent avec ses amis qu’avec sa mère. Celle-ci travaillait de toute façon, elle était infirmière. C’était rare les fois où ils étaient tout les deux à l’appartement au même moment pendant une assez longue période… Au final, il n’a jamais été proche de ses parents. »

« Vous savez ce qu’on dit ? Déménager à l’étranger, aller vivre dans un pays qui vous est inconnu, c’est refaire sa vie. Recommencer, comme si votre vie d’avant n’avait jamais existé. Comme si, soudainement, tout s’envolait. Comme si tout ce qu’il s’était passé ne vous avait pas plus et que vous l’avez simplement effacé d’un coup de gomme, recommençant une nouvelle fois, d’une différente manière. »
« Ton ami, il a recommencé une nouvelle vie ? »
« Peut-être. Je ne sais pas, je crois. Comment peut-on recommencer une nouvelle vie alors que c’est toujours la même ? Aller d’un endroit à un autre ne doit pas nous changer. Je crois que… il a continué à vivre comme s’il était toujours à Manhattan. Mis à part que Tokyo ne ressemble pas à sa ville d’origine et que la langue est complétement différente. Mais il vécu comme tel, comme si rien n’avait changé. Cependant, il n’avait plus rien. Ils vivaient dans un appartement encore plus petit que celui à Manhattan, sa mère était encore plus absente et il n’avait aucun ami sur qui compter, avec qui s’amuser. Ses premières années dans la capitale nipponne ne sont vraiment pas un bon souvenir pour mon ami. »

« On dit qu'il suffit d'une seule personne, et votre vie, votre manière d'être, vos croyances peuvent changer. Cette personne peut tout bousculer dans votre vie parfaite, rien que par un regard. Il s'appelait... »
« Tu n'es pas obligé de me dire son prénom si c'est trop difficile pour toi. »
« La première fois que... mon ami l'a vu, il ne lui avait porté aucune importance, l'ignorant presque. C'était un élève comme les autres, portant le même uniforme, pourquoi aurait-il fait plus attention à lui qu'à un autre ? Mais lorsqu'il se présenta dans sa classe comme étant un nouvel élève et qu'il s'assit à côté de lui... c'était comme s'il recevait une puissante décharge électrique. Vous avez déjà rencontré votre âme-sœur ? »
« Je ne crois pas, ou alors pas consciemment. »
« Vous vous en apercevez tout de suite lorsque vous la rencontrez. C'est un lien inévitable qui ne peut être brisé... Du moins je croyais. »

« Ton ami, a-t-il rencontré son âme-sœur ? Tu t'étais arrêté sur ce point la dernière fois. »
« Ah... Oui. Pour son plus grand bonheur, mais aussi son plus grand malheur. »
« Et si tu me disais pourquoi ? »
« Dès leur première rencontre, ils savaient qu'ils étaient destinés. C'était tellement évident. Il fut le premier ami de mon ami une fois arrivé à Tokyo. Ce fut grâce à lui qu'il put enfin s'intégrer dans cette ville immense et parler correctement le japonais. Cela se voyait directement qu'ils étaient fait pour être ensemble, le restant de leurs vies. Et ils étaient partis pour. Pendant deux ans, ils étaient les meilleurs amis les plus heureux du monde. Ils s'entendaient à la perfection. Et puis, ils ont commençaient à développer d'autres sentiments, plus puissants, l'un envers l'autre. Leur relation était déjà très tactile et intime, alors se mettre officiellement en couple n'a pas apporté de changements énormes, si ce n'est le regard des gens dans la rue. Mais ils s'en moquaient, ils étaient ensemble c'était tout ce qui comptait. À dire ça comme ça, on pourrait croire qu'ils vivaient dans un conte de fées. Mais tout conte, aussi merveilleux soit-il, a une fin. »

« Mon ami s'en va pour Rakuen. Il veut quitter cette ville qui ne lui rappelle que des mauvais souvenirs, tous autant douloureux les uns que les autres. Il ne sait pas ce qu'il lui arrivera là-bas, mais il voulait... Il souhaitait vous remercier, pour l'aide que vous avez apporter. Sans ça, il ne sait pas s'il en sortit indemne. Au revoir, docteur. »

C'est ainsi que se termine le parcours de Kane Watashi au sein de mon cabinet. Durant ces quatre années, il a exprimé la colère, le désarroi et le désespoir qu'il ressentait. Il a fait des progrès considérables. Mais la haine qui gronde en lui ne peut être retirée. Elle est beaucoup trop ancrée pour qu'elle s'estompe. Peut-être qu'avec le temps, il réussira à la mettre de côté. Pour l'instant, la raison de cette haine surdimensionnée est encore trop frais dans son cœur et son esprit. J'espère sincèrement qu'il réussira sa vie à Rakuen. Je considère le parcours de Kane Watashi au sein de mon cabinet comme concluant et réussi.